Les morts ne savent rien
Marie Depussé
POL, 2006
Il y a longtemps que je l’aime
C’est un livre bouleversant et splendide, la parole d’une fratrie de deux filles et deux garçons autour de la mère morte, recueillie par la fille aînée qui note au tout début : « Ce texte écrit à quatre voix est une chanson d’amour ». L’humour s’y accorde à la mélancolie en une langue qui fait du bien, comme dans ce passage :
On est au début de l’été, les jours rallongent. Un fou désagréable s’approche de nous. Généralement il dit « moi », plus quelque chose d’inintéressant. Il est de ceux qui, quand on leur dit : « Il pleut », s’arrangent pour répondre : « Moi aussi. » Aujourd’hui, il dit : « Ma fête, c’est le 19 mai. »
Ma voisine et moi, on s’en fout.
D’habitude, Marie Depussé est moins sévère avec les fous, et pour la plupart de ceux de l’asile de La Borde, dans le Loir-et-Cher, elle a une tendresse qui m’enveloppe depuis son premier livre, Dieu gît dans les détails, et je la lis avec bonheur et gratitude depuis lors. Elle revient sur sa découverte de ce parc sans clôtures, où son père a fini par lui construire une « cabane » :
Est-ce que je savais, c’était l’été, j’avais vingt ans, j’ai aimé la lumière qui se posait sur le grand parc abandonné où circulaient, tantôt à toute vitesse, tantôt très, très lentement, des habitants qui vous traitaient aimablement, distraitement, comme si on n’était personne. Quel soulagement. Ils se croisaient en se faisant parfois des signes, dans une indistinction fraternelle, fondamentale, qui faisait des fous payants et des fous payés les habitants d’un même village.
Dans cet asile sans barrières fondé par Jean Oury dans le refus de la psychiatrie traditionnelle, Marie Depussé a travaillé au côté des fous, en particulier en leur parlant de littérature.
Parlant d’un homme qui a compté pour elle, elle écrit : « Et je crois que j’aimais surtout en lui l’intelligence qu’il avait de l’impossibilité du deuil. » Ce deuil impossible se vivra en partie à La Borde : « A l’asile, il y avait une drôle de famille dont la fin n’était pas écrite, parce qu’aucune mort particulière ne suffirait à la détruire. » A propos des amis de son fr ère, engagés dans l’action politique parfois violente, elle écrit avec un humour que j’adore : « Ils avaient la manie des réunions, aussi interminables qu’à l’asile, ça doit être un tic des gens de gauche. » Et elle nous montre ce qu’on découvre, en compagnie des fous : « J’ai appris, en travaillant avec les fous, qu’il y avait deux sortes d’attente : l’attente de quelque chose et l’attente de rien. » C’est superbe, émouvant et juste. Et c’est aussi une réflexion sur l’écriture de soi, où se pose autrement la question de la fameuse « corne de taureau » dont parlait Leiris dans la préface de son autobiographie L’Âge d’homme où il considère la littérature comme une tauromachie :
Et puis quand on n’invente pas la distance d’une « fiction », quand on commence à écrire « maman », il y a un prix à payer. Comme si le mot cessait de pouvoir être crié ou murmuré seulement par vous. Comme si on le foutait dehors. Alors on vit dans une honte que rien ne peut apaiser.
Elle revient plus loin de façon métatextuelle sur cette entreprise toujours bizarre qui consiste à dire quelque chose de soi dans un livre :
Déposer une existence dans les mots est une activité assez peu justifiable sinon par le fait qu’elle est, à sa façon, comme l’analyse, une activité de voirie ; elle achève, parfois, le nettoyage des carrefours.
On se croirait parfois, surtout au début, dans une chanson de Barbara sur son enfance, dans ce village de Lucy-sur-Yonne, où la mère, installée dans une maison avec ses enfants, est rejointe par le père, à vélo. « Et puis, bordant ce bonheur comme un voile, il y avait la guerre, un mot que prononçaient les adultes avec une drôle de voix restreinte. » L’amour pour la mère est absolu et donne la forme de la vie entière, comme dans l’évocation de ces bouquets maladroits à elle offerts : « Mais avoir tenu des fleurs de prairie mal cueillies dans les mains vous fait comme vous êtes, corps et âme. » L’hommage n’est jamais verbeux ou solennel, chez Marie Depussé qui dit par ailleurs : « Quelqu’un qui dit je suis écrivain est définitivement un sinistre con, il faudrait d’abord qu’il crève pour oser l’affirmer ! » (Télérama, 3 mai 2006). L’humour est là jusque dans l’amour et le rend encore plus beau :
Ses paroles faisaient le tissu de mes jours, je me roulais dedans comme un chien. Évidemment, je ne les ai pas notées. Peut-être les ai-je avalées. Comme tous ceux, d’ailleurs, qui essaient d’écrire qu’ils ont aimé leur mère. Les paroles sont parties. Alors ils sont forcés de lui faire dire, de préférence, n’importe quoi.
Et sur une enfance vécue sous Pétain, Marie Depussé sait aussi remettre les pendules à l’heure et se distinguer d’un programme nauséabond de renaissance nationale :
Nous, on dit, enfin on disait, maman (on disait même « manman »). On ne le dit qu’à elle, même si on le hurle. Ça ne regarde personne. C’est intime.
Le maréchal à la belle moustache ne connaissait pas ça, l’intime. Il est allé très loin, jusqu’à mettre le mot mères au pluriel. Alors qu’une mère, c’est singulier.
Dans le chapitre sur Paris occupé, il sera question d’une « rafle », de l’étoile jaune, et à la fin d’une demande de pardon : « Qu’est-ce que ça veut dire ? » La question du mal n’attend pas l’âge adulte pour se poser, et le plus singulier d’une histoire prend des échos universels dans l’Histoire, sans pathos ni grandiloquence :
Le lendemain de la tuerie de Dudule, maman m’envoya porter du boudin à Mme M., qui le prit en silence. […] J’avais cinq ou six ans. On peut dire que j’avais toutes les raisons de ne pas voir le rapport avec notre cochon. […] Il devait y avoir dans ma tête des cloisons très hautes, presque étanches, celles qui ont permis aux voisins d’Auschwitz d’être les voisins d’Auschwitz, ou à ceux du Vel’d’hiv de voir débouler ces dizaines d’autobus avec des hommes, des femmes et des enfants dedans, ou aux promeneurs des bords de Seine de ne pas dire grand-chose le jour où l’on a balancé tous ces Algériens dans le fleuve. Mais ce quelque chose suinte en dessous et va infiltrer une vie comme ça a infiltré la nôtre.
D’une trahison d’enfance, elle parle comme de « la honte de [s]a vie » : « Le chagrin d’un petit garçon de quatre ans, si on le trahit une fois, est à jamais inaccessible. […] Le petit garçon de quatre ans n’est pas mort, il est là, il parle enfin avec sa courtoisie d’homme, et il me dit ce que je savais, qu’il est en partie mort de ça. » Ses rapports avec ce fr ère, trahi à quatre ans, sont marqués du sceau de cet amour maternel : « Jean est dans ma vie une sorte de malédiction que m’a refilée maman, et je l’aime. » Elle lui rend hommage également :
Pourtant il a la voix si ravie, pleine d’étoiles, quand il me présente à ses amis : « Ma sœur… »
Je crois que si un jour il ne peut plus le dire, je mourrai.
C’est un livre plein de poésie, même dans les noms propres, et sans aucune mièvrerie ni complaisance : « Pépé s’appelait Soussy. J’aurais aimé porter ce nom où la tristesse se transforme en fleur. Maman s’appelait Alice, Alice Soussy. C’est joli. » Réfléchissant sur la judéité cachée, les rites catholiques des fêtes, Marie Depussé explique : « Ça ne faisait pas beaucoup de religion, à la maison. De sorte que, nous croyant athées, nous avons enterré nos parents comme des chiens. » Le récit est sans concessions et commentaires, d’une douleur intenable :
Jean est parti tout seul dans le fourgon où était le corps de maman, et nous, avec papa, on suivait en voiture mais on l’a perdu. […] On est arrivés en retard au Père-Lachaise, ils avaient commencé, ils avaient commencé à la brûler. Je me rappelle le bruit de mes talons sur la terrasse au-dessus du four.
Quinze ans plus tard on s’est obstinés, pour papa. On n’avait pas demandé de musique, alors on entendait le ronflement du four, pendant une heure et demie, c’était sauvage.
Puis un croque-mort a tendu l’urne chaude, on ne savait qu’en faire, alors on a dit à Fifille : « Tu la veux ? » Elle l’a prise contre elle, et ça l’a rendue folle, longtemps.
Voilà pour l’athéisme.
Le deuil est rendu simplement dans son caractère intenable : « A nous de nous démerder d’un monde devenu muet, où toutes les odeurs de fleurs faisaient mal. » La seule façon de le vivre est de rester fidèle à la mère, avec ce passage qui donne un éclairage particulier sur le titre du livre :
Quand elle mourut, nous ne savions rien.
Chacun de nous, à sa pauvre manière, s’efforça, dans son reste de vie, de continuer à ne pas savoir. Jean faisait des révolutions, Fifille des bêtises, Ubu, qui avait fait comme moi de longues études, essayait comme moi de les défaire. Ne pas faire carrière, surtout, ne pas avancer dans la carrière où les autres trottinaient avec l’air satisfait d’autruches qui iraient à l’abattoir.
Une grande obstination à demeurer, chacun dans notre coin, des idiots farouches.
C’est un livre généreux qui se refuse de juger les choix et les erreurs d’une génération : « Ils votaient communiste. L’espoir était venu se poser là, comme pour beaucoup. Et ils ne savaient pas grand-chose. Mais notre espoir, à nous, il se pose où, sur la gueule du nouveau pape ? » Pour celle qui a travaillé sur la bêtise chez Flaubert, la vie est un terrain d’observation infini et savoureux, comme dans ce passage :
J’ai toujours regardé les manifestations communistes avec tendresse. A cause des anoraks que portaient les militants par toutes les saisons, à cause de leurs corps déformés, de leurs sourires, et aussi de leurs gros sandwiches au pâté. Il n’y avait qu’eux pour préparer de tels sandwiches, et les manger.
C’est un livre grave, mais ce n’est pas un livre triste, car on y sent un goût prononcé pour le bonheur, malgré une grande mélancolie :
Et je me rappelle avoir dit : « Encore », un après-midi d’été, debout, toute nue, au bord d’un champ de lavande, à un homme blond qui riait. Et d’autres fois. De nos amours il ne faut pas exagérer la tristesse.
Les références littéraires sont nombreuses, jamais pédantes ou plaquées pour faire bien, et donnent à l’ensemble une grande cohérence. Le livre commence par une citation de Virginia Woolf qui dit ne plus avoir entendu la voix de sa mère après avoir écrit La Promenade au phare. L’achèvement de ce livre lui a causé « la plus épouvantable de ses dépressions ». Or, à la fin d’un des derniers chapitres du livre, intitulé « Travail de nuit », Marie Depussé note :
Ces rêves-là, c’était une main familière qui les forgeait pour moi, une main qui se glissait par l’ouverture des portes qui parfois battent entre morts et vivants. Une voix aussi, dénaturée par l’effort, et pourtant, le mot me vint en rêve, maternelle.
On sort ébloui d’une lecture comme celle-là, ivre de bonheur et de douleur en même temps, un peu hirsute, comme au réveil de l’enfance, que Marie Depussé décrit si bien, reprenant la phrase de Giraudoux sur cette grâce qu’il nommait « une parenthèse dans le péché originel ». On garde le livre contre soi, pour y retrouver ces éclats d’intelligence, de poésie et d’humour qui font comme une impossible consolation qui aiderait à vivre.
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Cette chronique est parue dans le numéro 25